25 ans après L’Erreur boréale… On risque de faire une autre erreur.

28 novembre 2024

Cela fait déjà 25 ans que le film de Richard Desjardins et Robert Monderie, L’Erreur boréale, a ébranlé les Québécois-es et a eu des échos jusqu’à l’international. Ce documentaire dénonçant la surexploitation chronique des forêts du Québec a mené au début des années 2000 à la Commission d’étude sur la gestion de la forêt publique québécoise (communément appelée Commission Coulombe) et à une réforme du régime forestier qui a été saluée du mouvement écologiste.

Richard Desjardins

Un quart de siècle (eh oui!) plus tard, où en sommes-nous? L’impact de l’Erreur boréale est-il encore palpable? La forêt québécoise se porte-t-elle mieux? Le régime forestier actuel tient-il encore face aux nouveaux enjeux? État des lieux nécessaire…et craintes à l’horizon.

L’importance de la Commission Coulombe

Lors de sa sortie en 1999, l’Erreur boréale a eu l’effet d’une bombe en montrant sans complaisance les dessous de l’exploitation de la forêt au Québec. Jusque-là idéalisée et vaguement assimilée à l’identité québécoise, la foresterie demeurait une réalité floue et éloignée pour une majorité d’entre nous. En capturant les ravages des coupes à blanc, notamment en Abitibi et dans le Nord-du-Québec, Richard Desjardins et Robert Monderie ont su mettre en lumière un système d’exploitation de la ressource où l’objectif principal était de garantir un approvisionnement en bois pour l’industrie, sans égard aux limites et à la santé des forêts.

L’éveil de l’opinion publique qui suit mène en 2003 à la Commission  Coulombe et son rapport qui donne raison au film. Cette commission, demandée par ailleurs par Nature Québec et d’autres organismes, conduira à une réforme du régime forestier qui sera concrétisée par l’adoption unanime par l’Assemblée nationale de la Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier (LADTF) en 2010. En outre, trois éléments importants sont ressortis de cette refonte.

Le premier est que la planification des coupes dans la forêt publique est retirée des mains de l’industrie. C’est désormais un ministère qui en a la charge.

La deuxième nouveauté est la création du poste de Forestier en chef, qui a pour mission de calculer – de manière indépendante – les possibilités forestières, c’est-à-dire le volume de bois qui peut être théoriquement coupé chaque année. C’est à partir de ce calcul que le ministère octroie ensuite les garanties d’approvisionnement (droits de coupes).

Le troisième élément majeur est l’introduction du concept d’aménagement écosystémique dans la loi. Celui-ci permet, en théorie, une meilleure gestion des écosystèmes forestiers.

Qu’est-ce que l’aménagement écosystémique?

Hérité de l’Erreur boréale et de la Commission Coulombe, le principe d’aménagement écosystémique consiste à:

Biodiversité

Assurer le maintien de la biodiversité des arbres, mais aussi de toutes les autres espèces qui habitent la forêt.

Milieux forestiers

Assurer la viabilité des milieux forestiers.

…le tout en diminuant les écarts entre la forêt aménagée (forêt où il y a des interventions forestières) et la forêt naturelle (état de la forêt où seulement les perturbations naturelles régissent le milieu naturel).

Plus concrètement, lorsqu’une forêt est aménagée en prenant en considération l’écosystème forestier, les opérations forestières cherchent à simuler les perturbations naturelles qu’on retrouverait dans toute forêt exploitée ou non, comme le feu, les épidémies d’insectes et les grands vents. Cela permet à la forêt de se régénérer plus facilement et à moindre coût.

Sans régler tous les problèmes identifiés dans le film l’Erreur boréale, le nouveau régime forestier et l’aménagement écosystémique ont tout de même permis d’encadrer les opérations des compagnies forestières au Québec. En théorie, celles-ci doivent limiter au maximum l’« artificialisation de la forêt ». La planification et les interventions sur le territoire doivent donc maintenant respecter des critères afin de répondre à plusieurs enjeux écologiques :

  • La diminution des proportions de forêts mûres et surannées
  • La raréfaction de certaines formes de bois mort
  • La simplification des structures internes des peuplements
  • La modification de la composition végétale des forêts
  • La modification de l’organisation spatiale des forêts
  • Le maintien de l’habitat d’espèces fauniques et floristiques sensibles aux opérations forestières.

Il s’agit de gains importants pour l’environnement, mais dans la mesure où les principes sont appliqués correctement et où la gestion écosystémique ne prétend pas se substituer à la conservation de forêts non exploitées. À ce chapitre, d’importants enjeux sont apparus dans la dernière décennie.

Des enjeux qui s’aggravent, un système défaillant

Caribou forestier, Crédit : Hugues Deglaire

Vingt-cinq ans après le film l’Erreur boréale et quinze ans après la concrétisation de la LADTF, les forêts québécoises demeurent largement perturbées et l’état de la faune et de la flore forestière s’aggrave. C’est vrai notamment pour les caribous montagnards et forestiers, dont les populations déclinent dangereusement. Du côté des communautés forestières, on s’inquiète aussi : les rendements sont moindres, des emplois sont en péril, la ressource est de moins bonne qualité et les communautés sont menacées économiquement et parfois intégralement par d’intenses feux de forêt.

Plusieurs de ces enjeux sont symptomatiques d’un régime forestier qui ne fonctionne plus. Ou alors, ils mettent en relief la difficulté de ce régime à s’adapter aux nouvelles réalités. Que se passe-t-il?

Des perturbations environnementales inédites

Alors que certaines perturbations sont naturelles, cycliques et essentielles à la régénération des forêts (feux, épidémies d’insectes tels que la tordeuse des bourgeons de l’épinette), celles-ci ont pris une tangente hors de contrôle depuis quelques décennies, principalement sous l’effet des changements climatiques.

Ainsi, les conditions météorologiques extrêmes (faible couvert de neige, sécheresse, fortes chaleurs, orages violents) servent de carburant à des saisons de feu imprévisibles et destructrices. Les cycles naturels de la forêt et du carbone s’en trouvent perturbés, ce qui entraîne un cercle vicieux.

Par ailleurs, les changements de températures ont une incidence sur les cycles de reproduction de certains insectes ravageurs et entraînent aussi une migration des niches écologiques. Il y a donc déplacements vers le nord et contraction des habitats forestiers. Dans ce processus, de 5 à 20 % des habitats forestiers pourraient devenir inadéquats pour certaines espèces d’arbres d’ici la fin du siècle.

Les forêts s’en trouvent affaiblies pour faire face aux événements extrêmes. Tranquillement, elles risquent de perdre leurs fonctions d’habitat pour la faune. Pour l’humain, elles perdent leurs valeurs commerciale, récréotouristique, identitaire, spirituelle ou protectrice.

Les activités humaines

Si on ne parle plus forcément de la situation qui prévalait à l’époque de l’Erreur boréale, il demeure que certaines pratiques forestières et d’autres activités humaines continuent de déséquilibrer le cycle naturel des forêts.

Parmi celles-ci, on compte :

  • La réalisation de coupes totales désormais appelées « coupes avec protection de la régénération et des sols (CPRS) » qui peuvent participer à un niveau de coupe trop important; 
  • Les niveaux de coupe trop importants dans l’habitat de certaines espèces, dont le caribou forestier;
  • La perte de vieilles forêts dans le paysage forestier;
  • La multiplication des chemins forestiers et des territoires de coupes (468 000 km de chemins forestiers en 2021!) et l’impact sur les espèces et sur le réseau hydrographique;
  • La déforestation et le morcellement des forêts occasionnées par l’étalement dans le sud du territoire et par des activités industrielles comme le développement minier. 

L’un des aspects les plus problématiques de cette liste est la perte de vieilles forêts dans le paysage forestier. Celles-ci sont essentielles à la survie de plusieurs espèces, dont le caribou, et ont une grande valeur pour la conservation. Par définition, ces forêts, écosystèmes riches et précieux, mettent du temps à pousser. On ne peut les recréer rapidement en reboisant après une coupe. C’est pourquoi les principes d’une bonne gestion écosystémique voudraient qu’on limite leur exploitation. Cependant, du point de vue de l’industrie, il s’agit de bois « intéressant », qui a une bonne valeur commerciale. Le Ministère des Ressources naturelles et des Forêts tend donc à les cibler dans l’octroi des droits de coupes. Il y a là une première contradiction entre la vocation économique et la vocation écologique de l’actuel régime forestier qui débouche sur un taux trop élevé de coupe de ces vieilles forêts.

Quel lien avec le caribou?

Pour comprendre comment la coupe des vieilles forêts est responsable du déclin des caribous forestiers et montagnards, consultez notre campagne «Caribou je t’aime»

Cette surexploitation couplée à l’augmentation des perturbations climatiques exigerait un recalibrage vers une meilleure protection des vieilles forêts. La solution passe par une meilleure conservation, notamment la création d’aires protégées. Malheureusement, notre régime forestier et le ministère continuent de prioriser l’approvisionnement en bois de l’industrie sur les efforts de conservation. Il en résulte que plusieurs projets d’aires protégées se voient bloqués par les hautes instances du Ministère des Ressources naturelles et des Forêts (MRNF) et sous la pression du lobby de l’industrie forestière.

Quand la forêt s’appauvrit, le Québec aussi

Les facteurs environnementaux et humains qui érodent la forêt ont forcément des impacts sur toutes les activités qui en dépendent. La forêt assure plusieurs services socioéconomiques aux populations, tels que les emplois dans la foresterie, le récréotourisme, les activités sportives, la chasse et la pêche, etc.

En raison du déclin de la santé des forêts, la durabilité de ces activités est en péril. La gestion actuelle dégrade les forêts et aggrave les crises environnementales sans pour autant garantir les emplois forestiers. Des forêts appauvries ont nécessairement une plus faible valeur socioéconomique. Conséquemment, on y verra une diminution de l’emploi et des usages possibles.

Cela sans compter les facteurs politico-économiques (conflit du bois d’œuvre, politique protectionniste américaine, mondialisation) dont l’effet se mesure depuis un bon moment par un déclin annuel du nombre d’emplois forestiers et une diminution de la contribution du secteur au PIB québécois. 

En renfort, le gouvernement du Québec subventionne abondamment le secteur (notamment pour la construction et l’entretien des chemins forestiers), ce qui profite surtout aux grosses compagnies qui utilisent la forêt publique, plutôt qu’aux Québécois-es ou aux producteurs locaux.

Ce n’est donc pas seulement la forêt qui est malade, mais bien l’ensemble de la foresterie telle qu’on la pratique. Vingt-cinq ans après l’Erreur boréale, tous ces éléments militent en faveur d’une nouvelle refonte de la gestion des forêts québécoises. Il est nécessaire de moderniser la foresterie pour la rendre plus pérenne.

Un «éveil boréal» nécessaire

Dans un trop rare moment d’unanimité, des groupes écologistes (dont Nature Québec), des syndicats et des représentant-e-s de l’industrie forestière se sont mis d’accord sur l’importance de réformer notre foresterie. 

Le gouvernement du Québec a reconnu lui aussi la nécessité de cette réforme en lançant à l’hiver 2024 une consultation sur l’avenir de la forêt. Nature Québec y a participé et déposé un mémoire comprenant plusieurs recommandations. Parmi celles-ci, la demande de conserver l’aménagement écosystémique et d’utiliser ce principe comme base pour développer une foresterie qui s’adapte aux changements climatiques, en maintenant et renforçant les processus naturels de résilience, afin de préserver la biodiversité et les emplois.

À la fin de cette consultation, la ministre des Ressources naturelles et des Forêts a annoncé qu’une refonte du régime forestier s’en vient.

Mais il y a actuellement un gros pépin à l’horizon. Alors qu’il faudrait revoir le régime forestier afin de s’assurer que la foresterie soit compatible avec la conservation et plus résiliente face aux défis climatiques et économiques, c’est tout le contraire qui pourrait arriver.

Sous la pression du puissant lobby forestier, nous craignons que le gouvernement et le ministère modifient le régime forestier pour diminuer l’importance et les contraintes liées à l’aménagement écosystémique afin d’augmenter le rendement possible pour l’industrie à court terme.

Il s’agirait d’un recul qui viendrait réduire les gains hérités de l’Erreur boréale, au moment où il faudrait plutôt les bonifier.

En bref

La forêt a une place de choix dans l’identité et l’imaginaire des Québécois-es et des Premiers peuples. Randonnées, observation d’oiseaux, sirop d’érable, ski hors-piste, chasse, pêche, camping, cueillette de champignons, activités traditionnelles, foresterie… Plusieurs de nos activités en dépendent et presque toutes et tous ont des souvenirs qui y sont  rattachés.

Avec leur documentaire, messieurs Desjardins et Monderie ont jeté un pavé dans la marre et nous ont rappelé que cette forêt dont on aime dire qu’elle fait partie de nous, était en réalité bien malmenée. 

Vingt-cinq ans plus tard, il serait temps de respecter ce mantra : « ne pas scier la branche sur laquelle on est assis ».

Ne reculons pas de 25 ans!

Ne laissons pas le gouvernement abandonner les gains hérités de l’Erreur boréale et du travail de Richard Desjardins et Robert Monderie. Nature Québec prépare plusieurs actions pour faire pression en vue d’une foresterie plus résiliente et respectueuse de l’environnement. Inscrivez-vous à notre liste pour vous tenir au courant!

Nature Québec respecte votre vie privée. En cliquant sur « s’inscrire», vous acceptez de recevoir des informations sur les offres d'emploi affichées et les occasions d’implication pour l’organisme, dont des nouvelles sur nos projets et campagnes. Vous pouvez vous désabonner de notre infolettre en tout temps en écrivant à info@naturequebec.org

Rédaction

Chloé Allard, Chargée de communication Biodiversité
Gabriel Marquis, Directeur Communication et engagement

Révision

Alice-Anne Simard, Directrice générale
Anthony Drouin, Chargé de projet Biodiversité et forêt
Louis Bélanger, professeur retraité en aménagement durable des forêts à la Faculté de foresterie, de géographie et de géomatique de l’Université Laval
François Marquis, ingénieur forestier et chargé d’enseignement au Département des sciences du bois et de la forêt