Vers une ville du vivant NATURE ET CULTURE

2 avril 2020

Les milieux bâtis matérialisent notre rapport au monde. Ils révèlent nos relations au territoire, nos interactions à la matière, nos formes d’organisation sociales. Comme le disait Winston Churchill : « We shape our buildings; thereafter they shape us ». La ville que nous façonnons conditionne nos comportements  qui, à leur tour, organisent la ville. En apparence pertinente, cette proposition dissimule toutefois une relation écocidaire profondément enracinée dans la culture occidentale.

En fait, depuis l’Antiquité, la ville est envisagée dans l’esprit gréco-romain comme le refuge de l’humain, une clairière (1), entourée d’une nature étrangère, sauvage, hostile ou décorative. En d’autres mots, les manières de concevoir, de bâtir et d’habiter les milieux anthropiques nécessitent une déforestation et, par le fait même, une destruction des écosystèmes. Cette vision héritée selon laquelle l’humain évacue le vivant de son milieu de vie mérite toutefois d’être profondément remise en question, alors que nous sommes à l’ère d’une 6e extinction de masse dont l’humain est responsable. 

La crise climatique et l’émergence d’un discours favorable au « retour de la nature en ville » obligent aujourd’hui un questionnement des pratiques liées à l’occupation territoriale.  Il est alors tout à fait légitime d’interroger ce que nous désignons par le concept de « nature » et voir comment cette dernière peut émerger dans les milieux anthropiques. Plus encore, par quels moyens l’activité humaine peut-elle contribuer à son renforcement ?

Le ralentissement mondial imposé par la pandémie de la COVID-19 est une occasion de réfléchir et d’imaginer la ville de demain; une ville basée sur une culture de l’entraide pour laquelle l’humain participe au renforcement des écosystèmes et cohabite intégralement avec le vivant.

Voici donc un petit portrait de l’évolution de la relation entre ville et nature qui illustre les mutations de notre rapport au monde et prépare l’émergence de la « ville du vivant » de demain.

Illustration : Le milieu anthropique isolé de la nature
Plan de Rome, 1574

LA VILLE ESTHÉTIQUE


Dans la Rome antique du Ier siècle existait la locution rus in urbe, la campagne dans la ville, pratique de verdissement associée à la beauté et destinée aux empereurs. Dans la même veine, au XVIIe siècle, le square londonien était reconnu pour « l’ornement, le plaisir, le délice ». Dès lors, les concepteurs de ces lieux cherchaient à créer « l’illusion » de la campagne en ville.

Encore à ce jour, la présence de végétation dans les milieux urbanisés est largement associée à la richesse et la désirabilité. Il n’y a qu’à penser aux boulevards urbains de prestige ou encore aux arbres matures qui ornementent les quartiers aisés (Sillery, Outremont, Westmount, etc.). La corrélation positive entre la canopée des quartiers centraux et le niveau socioéconomique des résidents démontre en partie l’appréciation esthétique associée à un « quartier vert ». Dans l’imaginaire collectif, la présence d’arbres et d’espaces végétalisés signifie des activités de plaisance, une ambiance champêtre ou un pique-nique en été.

Au-delà de l’esthétique, la végétation sert aussi de dispositif urbanistique permettant le renforcement d’une distinction sociale, le maintien d’une ségrégation spatiale, ou le camouflage d’une réalité jugée indésirable. Pensons à la marge avant qui sépare l’Assemblée nationale de la population, au boisé qui isole le campus de l’Université Laval de la ville, aux arbres qui dissimulent les cours arrières sur le boulevard Charest ou à la bande forestière qui cache la banlieue dans les paysages autoroutiers du Québec.

Illustration : L’espace végétal comme symbole de puissance
National Mall, Washington, D.C., 1915

LA VILLE À ÉCHELLE HUMAINE

Dans la ville moderne d’Amérique du Nord, l’hégémonie du transport routier a fait naître une forme urbaine diffuse et peu conviviale; une ville recouverte de surfaces asphaltées et bétonnées, dominée par la propriété privée et érodée par les usages de la voiture. En moins d’un siècle, l’expansion rapide de ce modèle, combinée à l’agriculture et la foresterie industrielle, ont anéanti les terres fertiles et les milieux forestiers qui assuraient la souveraineté alimentaire et l’habitat d’une faune indigène. 

Entre 1948 et 2018, la superficie du territoire urbanisé de la ville de Québec s’est multipliée par 12 alors que la population n’a même pas triplé (2). Après plus de 70 ans d’urbanisation diffuse, la banlieue-dortoir, pour laquelle habiter « près de la nature » implique de la raser, est devenue le lieu de résidence de plus de 70% des citoyens de la municipalité. Au Canada, ce sont 86% des habitants qui vivent à l’extérieur des « noyaux urbains actifs » qui permettent un quotidien basé sur les transports actifs et collectifs (3).

Face à ces constats et surtout, en réponse à la dépendance automobile, plusieurs spécialistes de l’aménagement prônent la ville à l’échelle humaine. Densifier les milieux bâtis, miser sur la proximité des services et favoriser les déplacements actifs sont parmis les propositions de cette approche. Les arbres servent quant à eux à embellir le paysage urbain et à créer des espaces conviviaux. 

Certes appréciable pour sa sensibilité à la proximité et aux problématiques liées aux usages de la voiture, l’échelle humaine néglige toutefois la perte de biodiversité. Le problème écosystémique persiste dans les discours qui se présentent comme remèdes à l’étalement urbain. En ce sens, la sémantique de la ville « humaine » rejette encore et toujours les principes fondamentaux du vivant et l’entraide entre espèces (4)(5). Par cette conception de la ville, l’humain se positionne au centre de l’urbis (et de son hubris),  alors que la nature est un agrément du même ordre qu’un mobilier urbain, un trottoir ou une chaussée.

Ainsi, la ville esthétique dissimule une absence de relations écosystémiques, tandis que l’échelle humaine reflète les problèmes relatifs à l’anthropocène, c’est-à-dire l’humain comme seule et unique mesure de l’aménagement.

Illustrations: De la ville automobile à la ville à échelle humaine. L’arbre comme agrément urbain, déplaçable et replaceable à notre guise. Peter Calthorpe et William Fulton, 2001.

LA VILLE BÉNÉFIQUE

De plus en plus, dans le contexte des bouleversements écologiques, le monde végétal apparaît comme une bouée de sauvetage pour l’humanité. En effet, les études exposant les bénéfices des espaces verts sur l’humain se multiplient : facilitation de l’activité physique, relaxation, réduction du stress, filtration des polluants atmosphériques et sonores, diminution des îlots de chaleur, gains sur la santé publique, augmentation du sentiment de bien-être, etc.

 

Les surfaces végétalisées sont maintenant largement considérées pour leurs apports sanitaires, mais aussi économiques. À cet effet, de nombreuses études suggèrent d’attribuer une valeur monétaire aux arbres, aux « infrastructures vertes » ainsi qu’aux milieux humides. Dans cette vision, la complexité du vivant est malheureusement réduite à un vocabulaire technocratique. On ajoute la « nature » à la liste des « équipements » à déployer. On parle des « services écosystémiques » pour qualifier « les multiples avantages que la nature apporte à la société (6)». On achète des arbres pour compenser des activités polluantes et on intègre simplement la végétalisation et la canopée dans une « trousse d’outils de planification » contribuant à la santé publique, à l’économie de coûts et, plus largement, au bien-être humain. En bref, la nature et les végétaux sont, dans une telle approche, considérés comme un moyen d’amélioration de la condition humaine.

 

D’une certaine manière, cet engouement pour le verdissement est réjouissant puisque de nombreux végétaux sont plantés et des municipalités adoptent des mesures concrètes. Toutefois, le problème fondamental de ces pratiques émergentes – la domination de l’humain sur la nature – persiste, tant physiquement que symboliquement. À travers une lunette pragmatique, on tente de répondre à la question suivante : comment la nature peut-elle rendre des services économiques, écologiques ou sanitaires à l’humain ? Le tout, sans jamais vraiment remettre en question le sens de nos interactions aux écosystèmes et au monde.

Et si, en partant du fait que le caractère nocif de plusieurs activités humaines est responsable d’une 6e extinction de masse, nous inversions plutôt les rôles : comment l’activité humaine peut-elle contribuer au renforcement des écosystèmes ? Un tel renversement change profondément la responsabilité de l’humain face à la nature. Comment alors ce nouveau paradigme pourrait-il se traduire en matière d’aménagement?

LA «  VILLE DU VIVANT » 

Avec la multiplication des bouleversements écologiques et le ralentissement généralisé aujourd’hui imposé par la COVID-19, peut-être sommes-nous à la fin d’un cycle civilisationnel faisant abstraction des réalités du monde ? Pour Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, « l’âge de l’entraide doit donc commencer dès maintenant, à tous les niveaux et de manière anticipée (7) […] ». Lorsqu’ils évoquent « l’entraide », les deux biologistes font référence à l’interdépendance des différentes espèces vivantes, trop vitale et complexe pour être « contrôlée » ou évacuée par l’humain.


 Il est alors essentiel de redéfinir les milieux anthropiques comme parties intégrantes et intégrées d’une nature complexe, et non comme composantes externes d’une nature étrangère. À partir de l’occupation territoriale héritée, peut-être pourrions-nous effacer les séparations, physiques et historiques qui évacuent la relation entre l’humain et les écosystèmes. Bien sûr, cela nous amènerait à accepter, voir désirer, une certaine perte de « contrôle » sur la nature.

Pour ce faire, un premier exercice pourrait être de répertorier les lignes de subsistance du territoire, soit les conditions ayant historiquement permis la cohabitation des espèces et étant aujourd’hui propices au retour d’une biodiversité indigène : climat, hydrographie, géomorphologie, foresterie, etc. À partir de ces réalités territoriales, comment l’établissement humain peut-il contribuer à leur régénération ? 

En travaillant au renforcement des écosystèmes locaux, à la récupération des secteurs délaissés et à la transformation des lieux humanisés, il devient possible d’organiser un réseau écosystémique servant de nervure aux milieux bâtis et d’accroche pour la redéfinition d’un rapport au monde : corridors écologiques assurant la continuité écosystémique, réseaux permactulturels et agroforestiers favorables à l’émergence d’une faune et d’une flore, renaturalisation des berges, transformations des friches hydro-électriques en forêts nourricières, conversion des espaces dédiés à la voiture en niches de biodiversité, déminéralisation des surfaces de bitumes, etc.

À l’époque de la dégradation écologique, les actions de verdissement, soutenues par une mobilisation des communautés locales, devraient viser la régénération des sols et de leur microbiologie, la création d’habitats et de conditions favorables aux espèces indigènes ainsi qu’une vision de l’habitation territoriale axée et sur les interactions significatives entre citoyens et nature.

Pour le domaine de l’aménagement, il s’agit d’un réel défi de composer (et laisser-aller) avec une multiplicité renouvelée de perspectives. Effectivement, les actions et interactions à encourager sont considérables et ne peuvent pas être entièrement planifiées. C’est pourquoi une portion de ce nouvel espace urbain pourrait être planifiée (plantation de forêts nourricières, conversion de rues en corridors écologiques ou implantation de réseaux permaculturels), alors qu’une autre portion viserait simplement à mettre en place des conditions propices à l’émergence de cette « ville du vivant »  (auto-organisation, tonte sélective et contrôle des espèces exotiques envahissantes).

Au final, le ralentissement occasionné par la crise de santé publique actuelle doit nourrir la réflexion et éventuellement, nourrir l’action. Sans transformations de nos pratiques, nous léguerons aux générations suivantes une condition humaine fragilisée et peu résiliente face aux grands bouleversements climatiques. 

Pour comprendre le rôle essentiel de la biodiversité, cette dernière doit systématiquement intégrer nos discours, nos mentalités et nos milieux de vie. D’une ville à l’échelle humaine, peut-être en arriverons-nous à faire émerger une ville à l’échelle du vivant dans laquelle l’humain prend soin du territoire et des espèces avec lesquelles il cohabite.

Et si nous habitions le territoire autrement ?  

Simon Parent

Chargé de projet, verdissement et design urbain

simon.parent@naturequebec.org
418 648-2104 poste 2075

Philipe-Daniel Deshaies 

Chargé de projet, verdissement, design et santé

Philippe-daniel.deshaies@naturequebec.org
418 648-2104 poste 2052

Références 

1-Sur cette relation entre ville et forêt, voir l’excellent ouvrage de Harrison, Robert (1992), Forêt – essai sur l’imaginaire occidental, Éditions Flammarion, Paris.

2-Simon Parent, « Établissement humain et crise écologique : l’influence des mobilités dans l’emprise des milieux anthropiques sur la nature », mémoire, (M. Sc. Design urbain), Université Laval (non publié)

3- David L.A. Gordon, Still Suburban? Growth in Canadian Suburbs, 2006-2016, Queen’s University, 2018, [en ligne], http://www.canadiansuburbs.ca/files/Still_Suburban_Monograph_2016.pdf

4- Pour une meilleure compréhension du principe d’entraide chez le vivant, voir l’ouvrage de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, L’entraide, l’autre loi de la jungle, Paris, Les liens qui libèrent, 2019

5-À ce sujet, voir Peter Calthorpe et William B. Fulton, The Regional City : planning for the end of sprawl, Washington D.C: Island Press, 2001 et Jan Gehl, Pour des villes à échelle humaine, Montréal: Éditions Écosociété, 2012.

6-FAO, Services Écosystémiques et Biodiversité, 2020, [en ligne], http://www.fao.org/ecosystem-services-biodiversity/fr/

7-Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, L’entraide, l’autre loi de la jungle, Paris, Les liens qui libèrent, 2019